lundi 25 mai 2020

POÈME EN GUISE DE COMPTE A REBOURS #20

T pour TSVÉTAÏÉVA Marina

Bonjour

Incursion dans la poésie russe avec une des voix les plus emblématiques de ce que le linguiste russe Roman Jacobson avait appelé « la génération qui a gaspillé ses poètes », celles et ceux qui ont eu à subir les soubresauts d’un siècle engagé par une Révolution en laquelle beaucoup ont cru (Marina Tsvétaïéva n’en était pas vraiment, dont « le rapport à la Révolution relève davantage du sarcasme que d’une haine vraiment politique » selon Ève Malleret) et qui s’est prolongé pendant des décennies par des persécutions, menant à la mort, à la déportation ou à l’exil.

Marina Tsvétaïéva, née en 1892 à Moscou, a connu tout cela. La famine, et la mort, en 1920, de sa seconde fille dans un orphelinat où elle avait dû la laisser, ne pouvant subvenir au besoin de la famille, son mari, Sergueï Efron, combattant dans l’Armée blanche dès 1917, s’étant exilé. L’exil en 1922 pour elle-même et retrouver Sergueï : Berlin, Prague et la France, où elle réside quatorze ans sans jamais réussir à se faire accepter – le voulait-elle vraiment ? – par la communauté russe, écrivant, parfois en français, publiant peu, traduisant beaucoup. Le retour dans son propre pays en 1939 avec son fils, et peu après, l’arrestation, pour espionnage, de son mari (fusillé en 1941) et de sa première fille, déportée puis exilée. Puis la fuite vers la Tatarie devant l’armée nazie. Enfin la mort à Ielabouga le 31 août 1941, par pendaison, par désespoir.

Reste la poésie. Fulgurante, syncopée, écrite au rythme du souffle de la marcheuse qu’elle était. « Elle est proche de (Maïakovski) par le caractère oratoire de sa poésie, le besoin des foules d’auditeurs qui puissent donner le champ nécessaire à leur puissance vocale, la passion faite tonicité physique » (Ève Malleret).

 

LE MAL DU PAYS

 

Mal du pays ! Tocard, ce mal

Démasqué il y a longtemps !

Il m’est parfaitement égal

 me trouver parfaitement

 

Seule, sur quels pavés je traîne,

Cabas au bras jusque chez moi,

Vers la maison, - plutôt la caserne !  ̶

Qui ne sait pas qu’elle est à moi.

 

Il m’est égal à qui paraître

Lion en cage, - devant quels gens,

Et de quel milieu humain être

Expulsée – immanquablement –

 

En moi-même, dans l’isoloir

Du cœur. Mal vivre – qu’importe ,

 – m’avilir, moi, ours polaire

Sans sa banquise, je m’en fous !

 

Même ma langue maternelle

Aux sons lactés – je m’en défie.

Il m’est indifférent en quelle

Langue être incomprise et de qui !

 

(Du lecteur, du glouton de tonnes

De presse, – abreuvoir de potins…)

Vingtième siècle, c’est ton homme !

Avant tout siècle – moi, je vins !

 

Bûche abandonnée sur les dalles

D’une allée, durcie de partout,

Tout m’est égal, les gens se valent,

Et peut-être par-dessus tout –

 

Égal : ce qui fut le plus cher.

De moi ont disparu d’un coup

Tous signes, dates et repères :

Une âme née on ne sait où.

 

Mon pays a si peu pris garde

À moi que le plus fin limier,

Sur mon âme – de long en large,

Ne verra rien de familier !

 

Temple ou maison : vide, personne…

Tout m’est égal, rien à parier.

Mais si sur le chemin buissonne

Un arbre, et si c’est – un sorbier…

                                                                                                                                                      1934.

 In Tentative de jalousie et autres poèmes, traduit du russe et présenté par Ève Malleret, éd. La Découverte, 1986

 

À bientôt

Jacques Fournier

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