dimanche 31 mai 2020

POÈME EN GUISE DE COMPTE À REBOURS #17

Q pour QUENEAU Raymond

 

Bonjour

Zazie dans le métro, Si tu t’imagines, Cent mille milliards de poèmes, Courir les rues, Exercices de style, Battre la campagne, … Mais aussi Les ZiauxLe Chant du Styrène (court métrage d’entreprise d’Alain Resnais), Petite cosmogonie portativeFendre les flots, … Mais aussi l’OuLiPo – l’Ouvroir de Littérature Potentielle (avec François Le Lionnais), les mathématiques, le néo-français (Doukipudonktan !), la direction de collections chez Gallimard, Le Collège de Pataphysique, les scénarios et/ou dialogues de Monsieur Ripois (René Clément), La Mort en ce jardin (Luis Buñuel), … Vous prendrez bien un peu de Raymond Queneau…

  

TANT DE SUEUR HUMAINE

 

Tant de sueur humaine
tant de sang gâté
tant de mains usées
tant de chaînes
tant de dents brisées
tant de haines
tant d'yeux éberlués
tant de faridondaines
tant de faridondés
tant de turlutaines
tant de curés
tant de guerres et tant de paix
tant de diplomates et tant de capitaines
tant de rois et tant de reines
tant d'as et tant de valets
tant de pleurs tant de regrets
tant de malheurs et tant de peines
tant de vies à perdre haleine
tant de roues et tant de gibets
tant de supplices délectés
tant de roues tant de gibets
tant de vies à perdre haleine
tant de malheurs et tant de peines
tant de pleurs tant de regrets
tant d'as et tant de valets
tant de rois et tant de reines
tant de diplomates et tant de capitaines
tant de guerres et tant de paix
tant de curés
tant de turlutaines
tant de faridondés
tant de faridondaines
tant d'yeux éberlués
tant de haines
tant de dents brisées
tant de chaînes
tant de mains usées
tant de sang gâté
tant de sueur humaine

 

In L’Instant fatal, Gallimard, 1948

 

À (après-)demain

Jacques Fournier

vendredi 29 mai 2020

POÈME EN GUISE DE COMPTE À REBOURS #18

R pour RIFFAUD Madeleine

Bonjour

 

La liberté c’est ce cours d’eau
Qui vient passer sur ta maison.
Tous les gens de la rue y puisent à pleins seaux
Les filles fatiguées y viennent se baigner
Le soir, quand la sirène ouvre les ateliers.
Et l’on y lave, aussi, les vestes de travail.

Je te regarde face à face
Et je vois l’eau du fleuve
Aux hublots de tes yeux.

Tu t’en vas sur le fleuve,
Avec le fleuve, vers la mer.
Je viens, nous venons tous, nous nageons près de toi,
Écume du sillage ou feuilles emportées,
Frôlés de poissons d’or, survolés d’éperviers.

C’est un fleuve sans rive et notre foule s’y perdra,
Se fondra, fraternelle, à celle de partout.

Demain, ceux qui vivront trouveront naturel
D’être au large, au soleil, sur la mer Liberté.

 

in Cheval rouge, anthologie poétique 1939 à 1972, Editeurs français réunis, 1973

 

Ce poème, Madeleine Riffaud l’a dédié à Paul Éluard qui rencontre le 11 novembre 1944 cette jeune fille de 20 ans qu’on lui présente comme celle « qui a abattu un gradé allemand ». Cela s’était passé quelques mois plus tôt, le 23 juillet, sur le Pont de Solferino, à Paris. Arrêtée, torturée, condamnée à mort, Madeleine Riffaud se retrouve dans un train pour Ravensbrück, s’en échappe. Reprise, elle fait partie des quelque 3200 prisonniers politiques placés sous la protection du consulat de Suède et de la Croix rouge, grâce à l’intervention du consul Raoul Nordling. Libérée le 18 août, elle reprend le combat dans la Résistance jusque la Libération de Paris. L’armée régulière continue le combat sans elle, parce que femme et mineure (« Je suis tombée dans la légalité comme on plonge les fesses dans un seau d’eau froide », dit-elle dans le film de Jorge Amat Vingt ans en août 1944). En 1945, Paul Eluard publie son premier recueil de poèmes : Le Poing levé. Elle travaille au journal Ce Soir, dirigé par Aragon, puis à La Vie ouvrière, journal de la C.G.T. pour lequel elle devient grand reporter et se rend dans la toute nouvelle République démocratique du Vietnam (Nord Vietnam), créée à l’issue de la guerre d’Indochine. Pour L’Humanité, elle couvre la guerre d’Algérie, dénonce la torture, échappe en 1956 à un attentat organisé par l’OAS. Elle couvre ensuite pendant sept ans la Guerre du Vietnam.

L’écriture est toujours présente : essais et reportages (sur ses « trois guerres » et Les Linges de la nuit, 1974, expérience d’une immersion volontaire dans le monde médical), contes pour enfants et poèmes (Cheval rouge, anthologie poétique, réunit ses poèmes de 1939 à 1972, Editeurs français réunis, 1973, jamais réédité).

« Écrire un poème, c’est faire acte d’individualité et de liberté. »

 

 À (après-)demain

Jacques Fournier

mercredi 27 mai 2020

POÈME EN GUISE DE COMPTE À REBOURS #19

S pour STÉTIÉ Salah

1929-2020

 Bonjour

Ci-dessous, le poème, lu hier au cimetière. En pièce jointe, l'article. En pensée, le poète.

 

Ainsi jamais la chute du jour n’est-elle définitive. Les orangers le savent. La mer le sait. Et notre cœur aussi, fabriqué pour le malheur, et qui ne croit qu’au bonheur. Qui donc est le plus naïf, - de notre cœur ou de nous ?

 Voici, je crois, la seule question. Celle qu’on voudrait se poser au bout de toutes les autres, - oiseuses le plus souvent. Et, à cette question, nulle réponse, puisque notre cœur fait partie de nous, qu’il partage légitiment toutes nos interrogations, qu’il est le complice de tous nos doutes. Cœur, mon cœur, mon pur, mon plus pur ennemi, et mon pire. Souvent, mon cœur, nous n’avons plus rien à nous dire, puisque nous ne faisons que nous parler. A longueur de temps, nous parler. Le soir qui tombe n’interrompt pas notre conversation, toi naïf, moi rusé, toi rusé, moi naïf. Mon pur, mon pire. Enfants, c’est à la pointe du canif que nous savions à même la peau de l’orange inscrire précautionneusement nos prénoms avant de la peler et puis de la manger. Ô mon cœur, ô mon orange sanguine, ô que j’aimerais te manger !

 

Tous les poètes mangent leur cœur

Tous les poètes mangent leurs soirs

 

La vie s’en va la vie revient

Tous les chemins sont nécessaires

 

A qui ne veut se retrouver

Devant la falaise des ombres

 

Un jour de femme brune ou blonde

Aux yeux de sel et de douleur

 

Comme va le monde

 

Ext. de La Chute du jour, in d’une langue, éd. Fata Morgana, 2013

 

À (après-) demain

Jacques Fournier

lundi 25 mai 2020

POÈME EN GUISE DE COMPTE A REBOURS #20

T pour TSVÉTAÏÉVA Marina

Bonjour

Incursion dans la poésie russe avec une des voix les plus emblématiques de ce que le linguiste russe Roman Jacobson avait appelé « la génération qui a gaspillé ses poètes », celles et ceux qui ont eu à subir les soubresauts d’un siècle engagé par une Révolution en laquelle beaucoup ont cru (Marina Tsvétaïéva n’en était pas vraiment, dont « le rapport à la Révolution relève davantage du sarcasme que d’une haine vraiment politique » selon Ève Malleret) et qui s’est prolongé pendant des décennies par des persécutions, menant à la mort, à la déportation ou à l’exil.

Marina Tsvétaïéva, née en 1892 à Moscou, a connu tout cela. La famine, et la mort, en 1920, de sa seconde fille dans un orphelinat où elle avait dû la laisser, ne pouvant subvenir au besoin de la famille, son mari, Sergueï Efron, combattant dans l’Armée blanche dès 1917, s’étant exilé. L’exil en 1922 pour elle-même et retrouver Sergueï : Berlin, Prague et la France, où elle réside quatorze ans sans jamais réussir à se faire accepter – le voulait-elle vraiment ? – par la communauté russe, écrivant, parfois en français, publiant peu, traduisant beaucoup. Le retour dans son propre pays en 1939 avec son fils, et peu après, l’arrestation, pour espionnage, de son mari (fusillé en 1941) et de sa première fille, déportée puis exilée. Puis la fuite vers la Tatarie devant l’armée nazie. Enfin la mort à Ielabouga le 31 août 1941, par pendaison, par désespoir.

Reste la poésie. Fulgurante, syncopée, écrite au rythme du souffle de la marcheuse qu’elle était. « Elle est proche de (Maïakovski) par le caractère oratoire de sa poésie, le besoin des foules d’auditeurs qui puissent donner le champ nécessaire à leur puissance vocale, la passion faite tonicité physique » (Ève Malleret).

 

LE MAL DU PAYS

 

Mal du pays ! Tocard, ce mal

Démasqué il y a longtemps !

Il m’est parfaitement égal

 me trouver parfaitement

 

Seule, sur quels pavés je traîne,

Cabas au bras jusque chez moi,

Vers la maison, - plutôt la caserne !  ̶

Qui ne sait pas qu’elle est à moi.

 

Il m’est égal à qui paraître

Lion en cage, - devant quels gens,

Et de quel milieu humain être

Expulsée – immanquablement –

 

En moi-même, dans l’isoloir

Du cœur. Mal vivre – qu’importe ,

 – m’avilir, moi, ours polaire

Sans sa banquise, je m’en fous !

 

Même ma langue maternelle

Aux sons lactés – je m’en défie.

Il m’est indifférent en quelle

Langue être incomprise et de qui !

 

(Du lecteur, du glouton de tonnes

De presse, – abreuvoir de potins…)

Vingtième siècle, c’est ton homme !

Avant tout siècle – moi, je vins !

 

Bûche abandonnée sur les dalles

D’une allée, durcie de partout,

Tout m’est égal, les gens se valent,

Et peut-être par-dessus tout –

 

Égal : ce qui fut le plus cher.

De moi ont disparu d’un coup

Tous signes, dates et repères :

Une âme née on ne sait où.

 

Mon pays a si peu pris garde

À moi que le plus fin limier,

Sur mon âme – de long en large,

Ne verra rien de familier !

 

Temple ou maison : vide, personne…

Tout m’est égal, rien à parier.

Mais si sur le chemin buissonne

Un arbre, et si c’est – un sorbier…

                                                                                                                                                      1934.

 In Tentative de jalousie et autres poèmes, traduit du russe et présenté par Ève Malleret, éd. La Découverte, 1986

 

À bientôt

Jacques Fournier

samedi 23 mai 2020

POÈME EN GUISE DE COMPTE A REBOURS #21

U pour URBANET Mario

Bonjour

 Mario Urbanet aime les histoires. Celles qu’il raconte aux enfants ou écrit pour eux (chez Milan, Le Père Castor, Glénat, Albin Michel, …). Celles qu’il narre dans ses poèmes : « sa » guerre d’Algérie (Murs de sable, éd. Le Temps des Cerises), les dégâts de la « tempête du siècle » (La Douleur des arbres, éd. L’Amandier), sa « Bretagne » (Le Chant du Darric, éd. Couleurs et Plumes), « ses » peintres (Impressions, éd. Le Serpolet), « son » Afrique (Couleurs Noir, éd. Unicité). Mais ces histoires-là ont l’air vrai. Elles le sont parce que le poète, pas moralisateur, pose un regard aigu et ses mots sur le monde comme il (ne) va (pas).

 

SILENCES

 

dans ses silences la fougère croît

sans aucun bruissement

 

de ses cent mille racines

le lierre

embrasse un mur

aux embrasures lasses

de tant de siècles d’attente

perdant ses pierres une à une

il se dégrade sans un soupir

 

ficoïdes de velours mauve

des griffes de sorcières frissonnent

sous une méharée de mouches muettes

 

le vent nordit ride les peaux des vieilles gens

sans le moindre murmure

 

la chapelle de Kerfons-en-Kerfaouës

exhibe un dieu de granit gris

qui les bras croisés jauge sans un mot

les simples mortels qui traversent

là-bas sur le littoral

à marée haute

leur océanique désert

et ensilent du silence pour la postérité

 

le silence des choses simples suscite

un tumulte interne assourdissant…

 

In Le Chant du Darric, éd. Couleurs et Plumes, 2016

 

À bientôt

Jacques Fournier

vendredi 22 mai 2020

POÈME EN GUISE DE COMPTE A REBOURS #22

V pour VIELLE Laurence

Du Laurence Vielle, ça se lit, certes, mais surtout, ça s’écoute. Parce que Laurence Vielle, c’est une voix légèrement voilée d’un voile de douceur qui s’est posé, là, lentement, sur sa gorge, et donne à chaque texte qu’elle lit, les siens parfois et ceux des autres beaucoup, une dimension hors normes, obligeant à une autre écoute qui crée à chaque fois une découverte. C'est le pourquoi de la pièce jointe. Du Laurence Vielle, ça se lit et ça s'écoute, mais aussi ça se regarde. Parce que Laurence Vielle qui lit, c’est une énergie en perpétuel mouvement, un corps qui bouge, frôle le cœur, l’âme et le corps, c’est des jambes qui s’agitent et des pieds qui scandent, avancent et reculent, comme prenant élan, comme s’apprêtant à lancer le corps tout entier dans les bras de l’auditoire, mais que la pudeur retiendrait sur la scène. Laurence Vielle, c’est la retenue offerte.

OUF, livre+CD, avec le clarinettiste-complice Vincent Granger, éd. Maelström Reevolution, 2015, a reçu le Grand Prix de l’Académie Charles Cros 2015 et le Prix des Découvreurs 2017. Elle fut Poète nationale belge en 2016 et 2017.

 

Ma mère m’aérait tous les jours

Ma mère m’aérait tous les jours quand j’étais bébé tous les jours / un tour en poussette dans le quartier en poussette dans le jardin titour autour du lac tous les jours ma mère m’aérait tous les jours /

en été on s’aère à la campagne on s’aère à la montagne en été va jouer au jardin il fait beau va jouer dehors va prendre l’air elle me dit / à la campagne je roule sur l’herbe en regardant le ciel ça tourne ça tourne quand ça s’arrête je fixe le ciel toutes les formes du monde défilent dans les nuages je cours avec mon filet pour attraper les papillons je souffle sur les pissenlits et quand je roule à vélo l’air affole mes cheveux l’air aspire mon visage / quand je grandis quand je cours je suis essoufflée je n’arrive plus à prendre l’air je suis essoufflée /

quand je cours je cours moins vite que mes amis je cours moins vite je grandis trop vite je suis essoufflée /

quand je cours vite je grandis trop vite et j’ai le souffle court allez va prendre l’air dit ma mère va prendre l’air va prendre l’air /

elle ouvre la fenêtre de ma chambre tout grand le matin l’hiver il fait froid aère ta chambre dit la mère aère aère /

et le père l’air de rien ne revient pas souvent à la maison le père prend l’air /

la mère fait entrer le vent dans la maison la mère aère « aère aère » / la mère aspire les poussières range les affaires la mère ordonne l’air dans la maison la mère ordonne les fleurs au jardin la mère prend soin de l’air à la maison / le soir revient le père

plus un mot entre eux ne traverse l’air leur colère agite l’air de la maison et la fille prend l’air de l’air dans ses rêves la fille dort de plus en plus longtemps ne regarde plus les nuages ne regarde plus les poussières qui scintillent dans le noir ne souffle plus les pissenlits dans l’air la fille rêve / va prendre l’air va prendre l’air va prendre l’air dit la mère / la fille ferme sa porte bouche l’air avec ses musiques bouche l’air mère crie mets ta musique moins fort va prendre l’air range ta chambre sortez des maisons / les portes claquent clac clac ça claque à la maison ça claque à la maison / les portes claquent clac clac ça claque à la maison les portes claquent clac CLAC ça claque à la maison /

je m’en vais dehors je prends l’air dans ma bouche je le sors en paroles et clac et clac je remplis mes poumons d’air ma bouche remplit l’air des mots des poètes et clac et clac j’ai l’air heureuse avec les poètes /

un homme embrasse mes lèvres souffle dans ma bouche nos bouches se touchent / l’air de nos corps se love dans nos bouches qui se touchent nos corps se touchent / il n’y a plus d’air entre nos corps nos corps se touchent je respire fort / nos corps se touchent je respire fort fort / je respire fort je respire fort fort / il n’y a plus d’air entre nos corps je respire fort je respire fort / fort fort /

je cours à mon travail je cours pour mettre la maison en ordre je suis essoufflée je veux prendre l’air prendre l’air de l’air de l’air de l’air / j’aère la maison j’ouvre grand les fenêtres clac clac j’ouvre les fenêtres / dehors il fait froid mon enfant pleure / j’ouvre grand la maison j’aspire les fenêtres je fais le tour de l’enfant avec mon lac j’aère mes poussières j’ouvre les canards j’aère mes fenêtres j’aspire mon enfant / parfois il n’y a plus de corps entre nos airs parfois il n’y a plus de corps dans ma respiration j’ai l’air de quoi l’air à l’air à l’air à l’air de quoi j’ai l’air de quoi à l’air !

in Ouf, éd. maelström REEVOLUTION, 2015

 

Préparant les Poèmes en guise de compte à rebours avec quelque avance, j'avais inscrit à la lettre S : Salah Stétié. Or, ce mercredi, j'apprends son décès, la veille, à Versailles. Il était un ami, un voisin aussi, dans ce village du Tremblay-sur-Mauldre où il avait trouvé, il y a plus de 30 ans, un havre de paix après une vie consacrée à la diplomatie pour son pays qu'il chérissait tant, le Liban.

À bientôt

Jacques Fournier

mardi 19 mai 2020

POÈME EN GUISE DE COMPTE A REBOURS #23

W pour WASSON Michael

Bonjour

En octobre 2019, j’ai eu le plaisir d’accueillir Béatrice Machet sur la 7e édition du festival Vo/Vf Traduire le Monde, à Gif-sur-Yvette. Elle venait présenter De l’autre côté du chagrin, anthologie de poétesses amérindiennes, éd. Wallada, 2018 (entretien à écouter sur www.festivalvo-vf.com /Accueil / Les Podcasts de la 7e édition / Poésie amérindienne). Peu après cette anthologie sortait Autoportrait aux siècles souillés, de Michael WASSON, éd. des lisières, que Béatrice Machet avait aussi traduit.

Michael Wasson est nimíipuu, c’est-à-dire Nez percé. Il a grandi sur une réserve, dans l’Idaho (États-Unis).

 

AUTOPORTRAIT SOUS FORME D’OS COLLECTÉS

(RÉJOUISSEZ-VOUS, RÉJOUISSEZ-VOUS !)

(après la mise en vente aux enchères des restes humains & des objets indigènes à Paris)

 

Car il y a une médaille d’honneur bien polie

qui brille suspendue dans ma poitrine telle un autre

cœur humain immobilisé : car mon corps

est étendu ici et vous attend dans des champs

brisés par des mains ayant la même forme que

des éclats d’obus : car j’apprends

à me lever de nouveau

uniquement pourvu d’os nettoyés : elles chantent réjouissez-vous

réjouissez-vous les cages thoraciques rendues paisibles de notre

bien-aimée nation : car le massacre consiste seulement

en une série de photographies décolorées, des archives

de neige & rien d‘autre : mère, dis-moi,

de quoi te souviens-tu de la main d’un autre homme

qui fouille de nuit dans ta gorge

tel un gant gelé : c’était chaud

comment ? Était-ce celui avec les mots d’un dieu

perlés au-dessus de ses lèvres comme gouttes de sueur ? Car

le blessé est quelqu’un de touché

& de pénétré par l’arme à laquelle nous donnons forme

dans nos empreintes digitales : peu importe combien détruits

ou doux : nous retournons au champ

enveloppés dans ce nom de

dieu : réjouissez-vous réjouissez-vous, disent les os

de la main qui réclament le poids de la mémoire :

car je suis une décennie : un siècle

de soif bouche ouverte

même quand la neige continue de tomber ̶

& tombe en la traversant :

 

In Autoportrait aux siècles souillés, éd. des lisières, 2018

 

Les poèmes de Michael Wasson sont ancrés dans un contexte culturel bien particulier au sein d’un cadre historique génocidaire et de colonisation sans précédent, dont l’ampleur dépasse tout ce qui a été perpétué dans le monde par la suite.

L’éclairante préface à Autoportrait aux siècles souillés, due à la poète et traductrice Béatrice Machet, permet d’aborder la situation passée et présente des peuples amérindiens mais aussi d’entrer dans la poésie de Michael Wasson.

Michael Wasson, en tant que Nez-percé, est un descendant des gens qui ont suivi Chef Joseph dans sa fuite vers le Canada* pour ne pas avoir à traiter avec les blancs, pour échapper au parcage sur une réserve. Chef Joseph avait fait la promesse à son père de ne jamais vendre la terre qui contenait les os de ses ancêtres, les os de ses parents. C’est un principe moral de fidélité, une responsabilité d’humain tels que les comprennent et les partagent les cultures indiennes d’Amérique du Nord. Le lien qui relie l’histoire d’un peuple à un territoire est manifesté par la présence des os, et l’ensemble os-territoire est synonyme de lieu d’origine tout en constituant une identité. Abandonner les os de ses ancêtres est la chose la plus douloureuse, la plus destructrice qui soit parmi toutes les épreuves traversées par les Indiens. Le sort (des os) est la métaphore du destin imposé par la société blanche aux premiers habitants du continent.

* en 1877

À bientôt

Jacques Fournier

POÈME EN GUISE DE COMPTE A REBOURS #24

X pour ANONYME

Bonjour

L’histoire de la littérature est pleine d’œuvres d’un·e poète appelé·e ANONYME. On trouve ses écrits principalement dans les anthologies de poésie du Moyen Âge, et plus encore dans les anthologies de poésie érotique (ainsi celle due à Jean-Paul Goujon, éd. Fayard, 2004). Anonyme a traversé les siècles, les langues et les genres littéraires. Mais qui est-il / qui est-elle vraiment ? Abdellatif Laâbi (déjà croisé dans les Poèmes pour tenir le coup) a tenté de le/la cerner.

 

Le poète anonyme

 

Est-ce ma voix

ou celle d'un poète anonyme

venant des siècles obscurs

Quand ai-je vécu

Sur quelle terre

Quelle femme ai-je aimée

De quelle passion

Et puis qui me dit

que je n'étais pas justement une femme

et que je n'ai pas connu d'homme

parce que trop laide

ou n'ayant simplement pas d'attirance

pour les hommes

Me suis-je battu

pour

contre quelque chose

Ai-je eu la foi

des enfants

Suis-je mort jeune

incompris, misérable

ou très vieux, entouré, adulé

héraut d'une tribu se préparant

à conquérir le monde

Mes œuvres m'ont-elles survécu

Ma langue est-elle morte

avant que d'être écrite

Mais d'abord étais-je aède

ou roi fainéant

prêtre

pleureuse professionnelle

navigateur

djinn ou adamite

savante aimée

jouant du luth dans un harem ?

Peut-être n'étais-je

qu'un artisan sellier

n'ayant jamais monté à cheval

et qui chantait

en trimant la sainte journée

pour que le cuir se ramollisse entre ses mains

et rende de la belle ouvrage

qu'enfourcheront les riches

 

Alors qui étais-je

pour que ma parole se dédouble

et que le malin sosie

qui en tient les rênes

me piège

avec cette question qui n'en est pas une :

est-ce ta voix

ou celle d'un poète anonyme

venant des siècles obscurs ?

 

in Poèmes périssables, éd. La Différence, 2000

 

À bientôt et bon weekend

Jacques Fournier

vendredi 15 mai 2020

Bllbllblblbl - Mélanie Picard


Poème en guise de compte à rebours #25

Bonjour,

Y pour YACINE Kateb
Son prénom est devenu son nom de plume, mais impossible de ne pas citer ce grand nom de la poésie ("Quand je me suis mis à apprendre le français j'ai été pris d'une espèce de passion de la langue et de la poésie, très jeune à partir de 8 ou 9 ans.") et de toute la littérature algérienne.
En ce mois de mai, il me paraît nécessaire de citer un extrait des Soliloques : « Ces poèmes ont été écrits lorsque j’avais quinze ans, avant et après la révolution du 8 mai 1945. J’étais interne au collège de Sétif. » (ext. de la préface à la réédition –posthume- de 1991, éd. Bouchène, Alger). Si cette date est symbole de la victoire sur le nazisme, elle est aussi celle de la répression des manifestations de Sétif, auxquelles le collégien participe, un des signes avant-coureurs de ce qui deviendra la guerre d’Algérie.

Les pauvretés de ton âme sordide,
Tu les verras, ma chère,
Se changer en prodigalités,
Si tu me réponds.

Ce sera un soir de Mai,
Et les oiseaux s'ennuieront
De leurs ailes...

À tes pieds,
Mon amour couché
Te chantera en arabe
La soif des cœurs nouveaux.

Les étoiles auront pour toi
Des regards chargés
De nostalgie électrique.

La lune te fera le gros dos.

Moi, j'aurai ensanglanté
Ce qui me reste de cœur,
Pour éteindre la solitude
De tes lèvres rouges...

Tu verras, telle une sultane,
Ramper autour de tes hanches
L'essaim des amours muettes,
Et ta main toujours froissera
La soie riche de quelque nouveau jouet.

Tu marcheras même sur le sang
De mes chimères sans firmament.

Mais au moins que je boive en tes lèvres
Un secret d'éternelle passion !

Alors, ma toute belle,
Je dévorerai ton âme
De sanglots sans fin...

In Soliloques, Ancienne Imprimerie Thomas, Bône (Algérie), 1946 ; éd. Bouchène, Alger, 1991 ; éd. La Découverte, Paris, 1991.

Yacine Kateb, né à Constantine en 1929, devient Kateb Yacine, signe en 1956 Nedjma, "sans conteste le texte fondamental de la littérature algérienne de langue française" (Tahar Djaout). Il sera aussi journaliste à Alger Républicain  et l’auteur d’un théâtre populaire écrit principalement en algérien dialectal, sans abandonner le français, qu’il considérait comme un « butin de guerre ». Il meurt en 1989, emporté par une leucémie.
À (après-)demain

Jacques Fournier